jeudi 19 juin 2014

Mater Doloroja




Un Terremoto. Un tremblement de terre. A l’échelle du foot mondial, oui c’en est un. On ne peut pas régner six années sur le jeu et le palmarès sans que la chute, lourde et brutale, n’ait lieu sans fracas. 2008-2014, RIP La Roja. On ne fera pas les malins en brandissant une pancarte « On vous l’avait bien dit », puisque décemment personne n’eut prévu telle déroute. On se souvient bien sûr de précédents (France 2002, Italie 2010), mais jamais aussi saisissants : des champions du monde et doubles champions d’Europe en titre, éliminés seulement 6 jours après le début de la compète, en ayant pris 7 pions dans les dents, c’est une première et aucun bookmaker, même kamikaze, ne se sera risqué à tel pronostic. Tout juste pouvait-on anticiper une tendance : car pas complètement cons, les adversaires de l’Espagne, à force de se farcir des heures et des heures de match de la Roja en vidéo, déclinaisons sans fin d’un même récit dont on connaît la fin, découvrent un jour les mécanismes à l’œuvre, et la faille dans le système.

Tiki Caca

L’avoir prédit, certes non, mais souhaité ? Oui, un peu. Car dépouillée la gueule ouverte avec sa philosophie de jeu - le fameux Tiki Taka - l’Espagne, avait, bien avant cela, égaré moult esthètes et amateurs en route. Voire même écœurés. De ceux pourtant qui, sans frontières sans œillères, guère sensibles aux joutes du chauvinisme, préfèrent s’avancer neutres au moment des hymnes, et voir un match plaisant plutôt que bomber le torse lors de la Marseillaise. Le plaisir du jogo bonito avant les drapeaux. Problème : voir jouer l’Espagne était devenu chiant. Pire, prévisible.

On a bien sûr goûté au départ à ce jeu de possession arachnéen, qui tisse patiemment sa toile et prive sa cible d’air et de ballon. Oui on pouvait s’extasier devant cet art de la passe à 10 aussi savamment orchestré, facile en apparence, mais d’une redoutable complexité dans les combinaisons de mouvements, de redoublements de passes, d’appels et d’incessants démarquages pour créer des brèches entre les lignes ennemies. On les voyait s’avancer mètre par mètre, par cercles concentriques de plus en plus proches, fondant jusqu’aux filets pour finalement mettre un énième but du genou à 50 cm des cages.

L’Espagne n’avait même plus besoin d’avant-centre de métier, tout le monde pouvait marquer, on sacrifiait le n°9 sur l’autel du Tiki Taka et du surnombre dans la surface. Brillant, évidemment, mais, petit à petit, inexorablement chiant. Peu importe l’adversaire, on voyait sans cesse le même match qui étirait le temps, la tactique ne variait plus d’un iota ; on était jamais loin de plaquer un système invariable sur tous les terrains du monde, sans quasiment se soucier des forces en présence et de leurs singularités.



« Spainful » game

Une telle croyance dans sa doctrine de jeu impose autant le respect qu’elle agace le spectateur avide aussi de vitesse pure, de courses folles, de contre éclairs, d’élans en solo, d’inspirations géniales, de frappes de loin et de retournés acrobatiques, quitte à subir quelques déchets techniques. Mais l’Espagne ne savait souffrir de la moindre fausse note dans sa partition, de la moindre passe manquée, puisqu’elle avait décidé, péché d’hubris, d’annihiler l’imprévisible et les fulgurances d’en face en kidnappant le ballon jusqu’à franchir la ligne de but, la balle collée à la semelle. En voulant faire le jeu, elle en venait à le refuser, du moins celui adverse. Oui parfois, voir jouer l’Espagne, c’était presque assister à la négation du jeu ; au sens où celui-ci, et le sport en général, doivent pour capter l’émotion – et comme toute bonne fiction - être sources d’imprévisible, d’événements perturbateurs, de deus ex machina.

Puisque cela fonctionnait au tableau d’affichage, qui pouvait leur en vouloir, du moins chez leurs supporters ? Mais chez les autres ? D’avantage que le plaisir contagieux des victimes à voir un bourreau s’éteindre, une sujétion décliner après une ère d’hégémonie, voilà qui explique sans doute la jubilation démesurée, quasi-internationale, à contempler le spectacle d’une l’Espagne à terre, suffoquant sous les assauts de missiles chiliens et de hollandais volants : il était devenu difficile d’accepter la victoire systématique d’une machine qui ronronne sans spasmes ni génie, ou dont le génie consiste à l’origine à ne pas suinter l’effort et faire oublier, dans l’ivresse de la valse, les heures de labeur et d’enchaînements tactiques qui président à la fluidité. Tout simplement, il était devenu difficile d’assister à la victoire systématique d’une équipe qu’on n’avait plus plaisir à voir jouer. Et un match sans plaisir, sans frisson, à l’issue inéluctable, c’est comme une baise mécanique et sans les endorphines : quelque chose d’un peu pénible et surtout inutile. Morte avec ses idées, la Roja est peut-être morte la tête haute, mais surtout la queue basse.

  YLB

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