dimanche 15 juin 2014

La beauté ne sauvera pas le monde

Il existe encore une faille dans le monde robotisé du ballon rond : interstice pour les personnages hors-normes. Là se niche un reliquat de romantisme dans un univers où les corps, les rencontres, les arbitres, les dirigeants semblent corrompus. Là subsiste encore de la beauté ; ce je-ne-sais-quoi de singulier qui vous maintient devant un écran un samedi soir… 

Main gauche : le besogneux, levé aux aurores, couché à l’aube, et inversement, sans cesse penché sur son ouvrage… En quelque sorte, un professionnel. Sans génie, certes, mais du talent. Finalement, la vie est assez juste, elle le récompense, lui, car il est bel et bien le plus fort. Laisser entrevoir des failles lui est une douleur. Il corrige ses défauts, jure par tous les dieux qu'il va s’améliorer. Il affirme, sans rire, au mépris de la mathématique, que, dans quelques jours, il sera à 110% de ses capacités. Il s’inscrit à des stages de perfectionnement. Sa courbe de progrès s'affiche dans sa chambre : il se recueille devant tous les soirs. Prière de ne pas déranger. Dans les salles de réunion, dans les vestiaires, on loue son pragmatisme. Il n’est qu’utile : simple pièce mécanique dans une voiture filant à toute allure vers une destination absente de la carte. 

Main droite :  le dilettante, d’aspect nonchalant, se meut dans l’existence avec une facilité déconcertante. Il effleure, s’économise, n’est pas productif et ne s'en vante même pas… Bien entendu, il suit sa pente naturelle et on le lui reproche : son manque d’assiduité est anachronique, il fausse les courbes, détruit l'ascension, précipite la chute dans le CAC40. En effet, ce n’est pas un esthète comme lui qui bouleversera l’ordre du monde : les rêves se meurent et les utopistes repasseront. 


Définitivement, la beauté ne sauvera pas le monde

Lorsque Andrea Pirlo, 35 ans, capitaine de la Nazionale, fascinant milieu de terrain, récupérateur d’innombrables ballons que l’on croyait perdus, « architecte » des offensives italiennes, goûte un piteux vin de 2013, aussitôt celui-ci se bonifie. Il fait partie de cette race seigneuriale qui transforme les fosses à lisier en piscine. 

Sous le gazon, les vignes

« Il chante faux. 
Les paroles sont débiles. 
Et en plus il joue à contre-temps ». 

L’accueil réservé à João Gilberto Prado Pereira de Oliveira ne fut pas des plus enthousiastes. Le 10 juillet 1958, âgé de 27 ans, un peu intimidé par toute cette cette agitation stérile, il interprète Chega de Saudade dans les studios de la firme Odéon. Les ingénieurs du son se demandent s’ils ont pensé à pousser le volume du microphone. Merde, ça manque de décibels ! On tapote sur la console pour vérifier. « Dis-nous, João, tu peux nous la faire une octave au-dessus ou changer la note ? ». L’orchestre arrive avec tout le tremblement, on panique un peu : on risque de ne pas beaucoup l’entendre derrière les cymbales, les cuivres, les cordes… 

10 novembre 1958, João, l’homme secret des terres de Bahia, murmure son manifeste : 

« Si tu insistes pour cataloguer mon comportement d’anti-musical
Même si je mens, je dois avouer
Que ça, c’est de la bossa-nova,
Que ça, c’est très naturel ».

Bing ! Desafinado : désaccordé. Classique repris maintes fois et même en français, par Richard Anthony, sous le titre Faits pour s’aimer (sic !). 


La subversion de J. Gilberto est douce : révolution ironique par l’humour, grand chambardement avec le sourire. Aux armes, oui, mais légères. Moins il en fait, plus il touche la grâce ! Son ambition dans l’existence, plongé dans son mutisme étrange, est de retrancher, retrancher toujours, jusqu’à  trouver l’accord divin. 

Finalement, celui qui reste l’incarnation de la bossa-nova n’aura enregistré qu’une petite poignée d’albums, ne sera monté sur scène qu’à de rares et sublimes occasions, n’aura laissé que de très rares photographies, que de précieuses interviews.  

Andrea Pirlo et João Gilberto : anomalies d’un monde aseptisé. 


Dj Zukry

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