jeudi 12 juin 2014

L'entorse

Si un jour je me retrouvais à la tête d’un grand quotidien sportif, je crois que je l’appellerais L’Entorse.

J’ai toujours eu un problème avec le sport. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, croyez-moi, d’autant plus que j’avais l’impression que ça marchait mieux avec les filles, quand on était un peu sportif. Mais dès le départ, j’ai bien vu qu’il y avait incompatibilité totale. Il y avait, dans la pratique sportive, plusieurs choses qui ne collaient pas avec mes compétences. Le goût de l’effort, pour commencer. Courir me fatigue. L’idée de compétition. Le besoin de se dépasser (je mesure 1,81 mètre. Me dépasser, c’est courir le risque de me cogner au plafond). L’adresse. La virilité. Le groupe, l’adversaire, l’équipe, enfin appelez ça comme vous voudrez : je suis un solitaire, moi. Je suis un timide. À l’école, s’il m’arrivait de m’emparer par mégarde du ballon de basket, j’étais toujours tenté de m’excuser auprès du gars de l’équipe adverse à qui je l’avais pris. C’était plutôt gênant.

Le sportif de la famille, c’est mon frère. Disons qu’il a les jambes et moi la tête, alouette. Le frangin, il avait fallu lui faire une dérogation pour qu’il entre avant même d'avoir six ans chez les pupilles du Stade lavallois, ou les poussins, enfin vous savez mieux que moi comment on appelle les plus jeunes dans les clubs de sport… Comme il était gardien de but, quand il estimait à la fin d’un match qu’il n’avait pas eu assez de ballons à arrêter, il se roulait par terre pour ramener quand même un maillot couvert de boue à la maison. Son premier péno, il l’a marqué dans le ventre de notre mère, il paraît. Et quand il en est sorti, c’était sur blessure. Moi je dis ce qu’on m’a raconté, je n’étais pas encore né. Si ça se trouve, il simulait…

Moi, rien de tout ça. J’avais le tempérament artiste. Artiste, oubliez tout de suite : avec les filles, ça vaut pas un clou. En tout cas, les filles de ce temps-là. Des footballeurs, je pouvais à la rigueur en dessiner. Courir derrière un ballon, par contre, je voyais pas trop l’intérêt. Mon frère a bien essayé de me convaincre : il aurait bien aimé, lui, avoir un cadet avec qui faire des passes ! La vie est mal faite : du coup, il a été obligé de se faire des copains.

Il ne faut rien me demander de réaliser dans le domaine sportif. De toute façon, je suis distrait par n’importe quoi. Un rayon de soleil qui fait scintiller une toile d’araignée ? Paf ! J’ai déjà pris quatre buts. Une feuille morte qui tremblote sur le bitume ? Je viens de marquer contre mon camp. Les balles de ping-pong, je les entends, je les vois pas passer. Le volant de badminton, je le vois bien, je le suis bien des yeux : impossible de lui faire rencontrer ma raquette. Non, mais ne cherchez pas, hein : je sais que ça vient de moi… Si en contrepartie, j’étais un génie, si je vous peignais des chapelles Sixtine comme vous vous curez le nez, bon, je ferais contre mauvaise fortune bon cœur ! Mais même pas : je suis juste nul en sport. Sur un CV, ça fait maigre.

Alors voilà. Si un jour, je me retrouvais à la tête d’un grand quotidien sportif, je l’appellerais L’Entorse. Le journal sportif dédié aux gens qui ne comprennent rien au sport, et qui ont passé leur adolescence assis sur un banc du gymnase scolaire à jouer les remplaçants en espérant bien n’avoir personne à remplacer, jamais.

Mais loin de moi l’idée de jouer les moutons noirs, attention ! Cette Coupe du Monde, on a toutes les chances de la gagner : ils n’ont pas voulu de moi dans l’équipe…


Raphaël Juldé – 24e sur la liste

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